
Depuis l'Antiquité, aucune maladie n'a été plus porteuse d'iconographie chez les artistes que la folie. Les images fortes, souvent déroutantes, présentées dans Images de la folie, de Claude Quétel,témoignent de cet engouement pour l'absence de sagesse ou la perte de la raison. L'historien dresse un panorama complet de l'histoire de la folie elle-même, de la fin du Moyen Age dans l'Europe occidentale jusqu'à nos jours.
Fascinant par son ambivalence et les mystères qu'il recèle, que signifie le mot "folie", en général, pour les artistes ?
Le mot est finalement plus bivalent qu'ambivalent. Les deux sens coexistent sans équivoque depuis l'Antiquité : d'un côté et dans cet ordre, la folie-maladie, et de l'autre, la déraison au sens moral et religieux, non pas impossibilité mais refus de se surveiller soi-même. Cette double perception est partagée par les artistes, même s'ils jouent tantôt sur un registre, tantôt sur l'autre. Quand l'Antiquité représente Héraclès furieux (au sens de furor), c'est de vraie folie qu'il s'agit – celle qu'a envoyée Héra à court d'avanies. Quand la Renaissance illustre La Nef des fous ou quand Cranach l'Ancien peint La Mélancolie, on est dans l'allégorie. Goya peint, sur le vif, la folie des asiles de son temps. Chaque artiste sait où il va.
Quelles sont les pathologies les plus représentées ?
Si ce n'est la furor des Anciens, plus frappante, si j'ose dire, parce qu'elle est dangereuse et qu'elle fait peur, la pathologie psychiatrique la plus représentée est l'hystérie. Aucune folie n'a été autant mise en vedette – on dirait aujourd'hui "peopolisée". Après tout c'est ce que cherche l'hystérique. Et puis les hystériques sont des femmes (même si les classifications de la psychiatrie n'en exemptent pas théoriquement l'homme). Et les artistes d'alors sont des hommes…
Dès la fin du Moyen Age, les images de la folie sont nombreuses dans l'Europe occidentale. Comment les artistes la percevaient-ils et quel était le contexte de l'époque ?
A cette époque précise, il n'y a pas de représentation iconographique de la folie-maladie. Celle-ci existe bien mais elle n'intéresse pas l'artiste. C'est le temps de l'allégorie, de la folie du monde et du péché. Une iconographie plus "naturaliste" représente les bouffons et les fous de cour qui font alors fureur.
La psychiatrie apparaît au XIXe siècle : de nombreuses gravures dressent un inventaire des pathologies et en donnent une vision effrayante...
D'un côté, les pères de la psychiatrie, au tout début du XIXe siècle, multiplient les récits horrifiants, renforcés par des illustrations, des conditions qui sont faites aux insensés enfermés jusqu'alors. De l'autre, ils multiplient les représentations iconographiques de ce que doit être l'asile idéal, avec ses douches et ses appareils de contention modernes. Or, ce sont paradoxalement ces images-là qui nous paraissent aujourd'hui les plus effrayantes. C'est qu'on sait que l'asile ne guérit pas – et d'ailleurs on l'a su bien avant que l'antipsychiatrie ne s'en mêle.
Quelles vont être les codes de représentation auxquels les artistes vont recourir ?
Quelle que soit la période, chaque artiste joue sur des codes différents, selon sa sensibilité ou selon la commande. Si l'on reste aux premières décennies de la psychiatrie, il y a un abîme entre, par exemple, les représentations académiques (dont la moindre n'est pas Pinel faisant tomber les chaînes des aliénés) et le thème de la folie accaparé par les romantiques. L'un et l'autre étaient d'ailleurs faits pour se rencontrer ! C'est aussi l'époque où d'autres artistes s'emploient, à la demande des psychiatres, à dessiner les visages des aliénés (la "physiognomonie") pour y chercher une vérité de la folie.

Pouvez-vous nous parler du tableau La Folle, de Pierre Georges Jeanniot, réalisé en 1899 ?
Pierre-Georges Jeanniot (1848-1934), ami de Degas, peintre mais aussi graveur et illustrateur d'ouvrages, est un chroniqueur de la vie parisienne. Sa Folle ne prétend pas symboliser la folie en général mais nous intéresse au contraire par son naturalisme : vaguement surveillée par une garde-malade qui lit son journal, une femme, jeune encore, à demi dénudée, aux cheveux défaits, qui a ôté ses chaussures. Son expression, vaguement souriante, est égarée mais paisible. Les fleurs dans les cheveux tout comme la rose qu'elle tient du bout des doigts soulignent une folie douce qui n'en est que plus pathétique.
Et celui de Médée furieuse, peint par Eugène Delacroix en 1862 ?
Ah ! Médée ! Que de choses à dire sur cette princesse barbare répudiée par Jason pour l'amour de qui elle a déjà commis nombre de crimes avant de se venger de lui en immolant leurs propres enfants ! Ses viscères (colère, folie) parlent plus fort que son entendement, explique Euripide. Médée furieuse inspire durablement les artistes, de Médée tuant son fils, sur une amphore à figures rouges vers 330 avant J.-C. jusqu'à l'apocalyptique Médée de Mucha. Delacroix ne pouvait que s'éprendre de son propre tableau que, d'ailleurs, d'études en copies, il garde par devers lui de 1838 à 1862. Delacroix n'a pas mis vingt ans à peindre ce tableau, comme on le dit souvent, mais vingt ans à s'en dessaisir ! Sa Médée a été analysée à l'infini. On n'en retiendra ici que l'opposition absolue et dramatique entre l'entrelacement des corps, qui ne font et ne sont qu'un, la poitrine généreuse de Médée d'abord femme et mère féconde, et le glaive qu'elle serre farouchement dans sa main ainsi que son attitude froide et déterminée.

Images de la folie, de Claude Quétel - Editions Gallimard - 192 pages - 247 illustrations - 49 euros.
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